10.6.11

# 2 # Dé-Lire(S): Le Grand Quoi, Dave Eggers

  
Valentino Achak a 8 ans, non 28. Les images et souvenirs se brouillent.


Là, gisant dans une mare de sang, son propre sang, abandonné par ses cambrioleurs, bourreaux, laissé pour mort au beau milieu de son propre appartement, il se refait le film de sa vie. Une vie de poussière, de larmes, de joies éphémères, d'espoirs déçus. Une vie d'enfant, volée par la guerre. Une guerre sans fin, dont certaines images viennent encore le hanter. Pourtant Achak n'a pas pris les armes, il n'était encore qu'un enfant. Mais il a vu, entendu, senti, presque goûter la mort. Il a appris le courage et la détermination. Il a su surmonter la solitude. Il a su devenir homme, sans guide, sans éclaireur. Il a entre-aperçut le grand Quoi.

   Sans pathos, ni atermoiement, Dave Eggers, écrivain américain, nous offre un livre magistral. Ecrit presque à quatre mains, ce bijou ne peut que toucher et fasciner le lecteur, qui est emporté par le narrateur, Valentino, sur les traces de son passé. Ce faisant, il lui permet de découvrir et d'appréhender l'histoire contemporaine du Soudan, de ses guerres fratricides, dont on ne perçoit que souvent que des bribes d'images stéréotypées: des corps, noirs, des cris, des treillis, des mouvements de foule, des villages détruits. Image du Soudan, du Congo, de la Côte d'Ivoire...ces images finissent par devenir interchangeables, et leur signification inintelligible...à nous les occidentaux..."des brutes au teint hâlé voir noir charbon qui s’entre-tuent pour quoi au juste? du pétrole? Des femmes? Des terres? Un nez qui ne revient tout simplement pas?une mauvaise carnation?...C'est du pareil au même finalement...et puis, c'est loin..."






Dave Eggers réussit le tour de force d'effacer cette distance. Il parvient à nous faire nous sentir concernés par les évènements qui ont secoué et continuent d'ébranler profondément le Soudan. Guidé par la voie et le souffle de Valentino Achak Deng, dont il devient plus ou moins le nègre ( attention jeu de mots - je précise pour les lecteurs 1er degré), il magnifie et sublime ce qui n'aurait pu être qu'une banale autobiographie en récit d'apprentissage, à la fois épique, comique et tragique (et oui, tout ça à la fois). Par petites touches, tantôt appuyées, tantôt légères, il nous fait plonger au plus profond de l'âme de cet homme, qu'à bien des égard on pourrait trouver insignifiant, mais qui cristallise à lui seul, la détermination, le courage et l'attente que des africains peuvent nourir à l'égard de l'Occident. Et nous lisons, médusés, à quel point notre attitude, à l'échelle d'une société, d'un système de valeurs centré sur l'avoir, est déceptive. Loin d'être une terre d'asile, nos foyers et nos pays se barricadent, se protègent de l'autre, de sa contamination potentielle...

J'ai aimé être emportée avec Achak sur les radeaux de l'enfance, dans cette Afrique encore pleine de promesses où tant de rêves sont possibles. J'ai frissonné à l'approche des soldats. Je me suis recroquevillée sur moi-même lorsque des grappes d'enfants, des bandes de femmes et de vieillards, devaient user de multiples subterfuges pour échapper à leurs assaillants. J'ai eu la nausée face à l'inhumanité des pillages, face à la mesquinerie ou la rapacité à l'oeuvre dans le système des ONG ou des camps de réfugiés. J'ai eu honte devant la bêtise, la rigidité et le mépris qu'il a trouvé pour seuls hôtes à ses débuts sur le continent américain.

J'ai eu honte aussi, honte de moi-même, d'être une femme de l'occident, et de la facilité avec laquelle je me laisse parfois envahir par la morosité, par la détresse, par la mélancolie. Ce livre pose, sans en avoir l'air,la question de l'humanité profonde, de l'"impetus", de cette force qui nous pousse toujours à aller de l'avant, à aller au devant de nous-même, et qui permet de confronter notre être au monde qui l'entoure et à nous créer une identité. On est aussi amené à réfléchir à la notion de barbarie, et au cours du récit, le lecteur est amené se poser à plusieurs reprises la question de savoir parmi la multitude de personnages qu'Achak est amené à croiser, qui est le "barbare"? L'Africain d'Afrique? Le Noir des Amériques? Le soldat sans Nom? Le Blanc des Amériques? Le Bridé d'Asie?

Et si nous étions tous, aux uns et aux autres, tout autant des anges et des barbares?

   J'ai également intérieurement salué le courage de tous ces hommes et ces femmes, de tous ces anonymes, qui bravent le doute, et la peur pour se lancer sur les routes, traverser les océans afin d'atteindre un autre continent et épouser une vie nouvelle ( petite pensée à N. Diallo dans de beaux draps après l'affaire DSK).

*****

   Le Grand Quoi de Dave Eggers a reçu le Prix Médicis Etranger en 2009. Cette distinction a pour rôle de mettre en lumière les premiers travaux d'un auteur, ou à défaut d'apporter une forme de reconnaissance et d'attention à une oeuvre qui n'a pas démérité, mais qui n'a eu jusqu'alors qu'une diffusion confidentielle . 
   Pour ma part, ce roman imposant ( 689 pages tout de même, en édition de poche), m'a été offert par mon ami, sûrement guidé dans son choix par l'attrayant bandeau rouge qui ornait sa couverture (l'astuce éculée des libraires pour nous vendre le dernier roman à la mode), puis par le mot "Afrique"...bref, très bon choix de sa part, il ne s'y est pas trompé.  J'ai lu de façon fiévreuse en 2 jours ce roman, qui m'a tout de même mis une grande claque...j'ai mis 2 jours à m'en remettre, avant d'ouvrir un autre bouquin. Il se laisse digérer et mûrir...avec des réminiscences, et pour de multiples raisons, des "Raisins de la colère" de Steinbeck, de la "Promesse de l'aube" de Gary, du "Wilheilm Meister" de Goethe, des "Cendres du Darfour" de Houérou

 Je ne saurai que trop vous recommander la lecture de ce très beau roman, si vous n'êtes pas un lecteur insensible au tour de force qui consiste à faire d'une expérience qui confine à l'inhumain et à l'innomable, une oeuvre belle au souffle épique, qui revient sur un exode massif pour mieux pousser celui qui la lit en un profond retour sur lui-même...peut-être le plus dur et le plus long des voyages...

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